Thierry Tessier, historien de l’art et de la mode explique le lien particulier entre ces deux mondes
En qualité d’expert, Thierry Tessier décrypte les œuvres littéraires et explique comment les grandes maisons de mode s’en inspirent pour leur collection. L’historien intervient à MODART International pour décrypter l’influence de la littérature sur l’histoire de la mode. D’Orlando de Virginia Woolf aux manuscrits de Jack Kerouac en passant par l’incontournable Breakfast at Tiffany’s de Truman Capote, retour sur l’une des plus fortes relations que la mode et ses créateurs n’ont jamais cessé de cultiver.
Féru de mode et d’art, Thierry Tessier donne des cours d’Histoire de la Mode aux étudiants de MODART International pour leur permettre de mieux appréhender les codes de la mode d’aujourd’hui. Que ce soit les Liaisons Dangereuses, ou A rebours, qui sont des monuments pour comprendre l’évolution des mœurs, les étudiants sont sensibilisés à Dante, Colette, Cocteau, Sagan, Wilde, Sartres, Arthaud qui par leurs écrits ont révolutionné la société et échos : la mode. Cette mode qui a toujours été associée à des personnages fictifs dans de grands romans comme Virginia Woolf qui a inspiré Burberry, Givenchy qui reste indissociable de l’œuvre Breakfast at Tiffany’s. En 2019, Chanel avait transformé le Grand Palais en une magnifique bibliothèque pour son défilé haute couture. En 2021, Kim Jones s’était inspiré du livre Sur la route de Jack Kerouac.
Thierry Tessier, historien de l’art et expert en mode 1850-1950, revient sur ces liens indéfectibles, passés et présents, et sur les personnages et auteurs qui ont le plus influencé couturiers et créateurs.
Comment expliquer ce lien fort entre mode et littérature ?
Thierry Tessier : La mode puise dans toutes les tendances, qu’elles viennent de la rue, de la musique, du cinéma ou des arts. La littérature, en particulier les livres mythiques et la poésie, ont toujours éveillé la sensibilité créative des directeurs artistiques. De plus, la critique de mode a souvent créé les liens avec les arts. Donc le pont est ainsi fait. Par ailleurs, les personnages comme Madame Bovary, Madame Butterfly et bien d’autres héroïnes sont connues de tous. S’inspirer d’elles, c’est s’assurer une communication aisée et compréhensible du plus grand nombre.
Pourquoi les œuvres littéraires occupent-elles toujours une si grande place dans les collections des plus grandes maisons ?
TT : Nous pouvons envisager que les marques de luxe doivent toucher un public le plus large possible en usant de ‘topics’ connus de tous. Que ce soit la Guerre de Troie, le Roman de la Rose, ou la biographie de Marie Antoinette par Stefan Zweig, ce sont des boulevards pour la communication. Rarement nous verrons les marques s’inspirer d’auteurs obscurs ou décalés. Ce serait trop sensible au niveau international et dangereux en tant que message.
Chaque collection, comme chaque défilé, se nourrit d’une narration, mais on l’attribue le plus souvent à la culture pop. Comment les personnages de roman sont-ils devenus des influenceurs qui s’ignorent ?
TT : Je pense que la réponse est à chercher au niveau de la conception d’un défilé. Vous le dites justement, la marque et le directeur artistique cherchent à créer une histoire. Ils usent des clichés quelques fois, de beaucoup de standards, avec une touche de références hyper précise. Car les collections doivent pouvoir plaire à différents types de publics. Un public lambda, un public de connaisseurs et un public d’experts. Certains vont voir des robes de princesses Disney, d’autres vont comprendre la référence à Sissi l’Impératrice, enfin les experts vont détecter le petit détail qui indique un message très subtil. Les personnages de roman, s’ils sont complexes, peuvent très bien remplir ce rôle d’ambassadeur. C’est pourquoi les directeurs artistiques vont choisir des personnalités fantasmantes, ayant un développement psychologique important, sur lequel on peut discuter.
De Kim Jones à Burberry, Orlando de Virginia Woolf est sans doute l’œuvre qui a le plus eu d’influence sur la mode, traversant les décennies sans une ride. Pourquoi un tel engouement pour ce roman ?
TT : Virginia Woolf est une égérie de la mode. De par sa vie, ses combats, sa volonté, c’est un modèle pour beaucoup de créateurs. Quand on s’inspire d’un personnage, on récupère l’aura de l’écrivain. Si celui-ci correspond aux combats actuels, c’est un double effet. D’où Oscar Wilde, Marcel Proust, Jean Cocteau et bien d’autres.
A une époque où la frontière entre les genres n’a jamais été aussi fine, peut-on dire qu’on n’a pas fini d’entendre parler d’Orlando ?
TT : En effet, beaucoup de directeurs artistiques hommes sont homosexuels, et 20% des 15-30 ans se considèrent comme ‘gender fluid’ selon l’Insee en 2021. Donc la question de l’identité de genre est l’une des plus importantes questions de cette nouvelle génération. Il est certain que nous continuerons à croiser ces auteurs et ces personnages qui évoquent ces notions. Mais nous pourrions également penser à Aubrey Beardsley, le fameux illustrateur anglais, qui illustra les œuvres d’Oscar Wilde et qui est souvent cité dans la mode, ou Robert de Montesquiou, modèle de Joris-Karl Huysmans pour son personnage de Jean des Esseintes dans son fameux livre A Rebours, qui se retrouve souvent sur les podiums.
Quelles pièces de mode ont vu le jour sous l’influence d’une œuvre littéraire ?
TT : La première évocation qui me vient à l’esprit est la soirée du Bal Proust dans les années 1970, où la Café society s’était réunie sous ce thème. Toutes les robes étaient de haute couture, c’était inouï. On pourrait également penser au Bal Noir et Blanc de Truman Capote à New York. Pour les looks à proprement parler, je pense que chaque année nous avons des créateurs qui s’inspirent d’Alice au Pays des Merveilles ou des contes des Mille et Une Nuits.
Au-delà de Virginia Woolf, quels sont les auteurs qui ont le plus influencé la mode ?
TT : Dante, Oscar Wilde, Joris-Karl Huysmans, Jean Cocteau, Truman Capote, Charles Dickens et Jules Verne.
Coco Chanel était passionnée par les livres, tout comme Karl Lagerfeld, un lecteur insatiable, Yves Saint Laurent ou encore Kim Jones, pour ne citer qu’eux. Faut-il être un amoureux des lettres, peu importe la génération, pour devenir créateur ?
TT : Ces personnes sont très cultivées et elles doivent comprendre leur génération. Dans les années 60, il fallait lire Françoise Sagan pour comprendre la nouvelle génération ou Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar qui a révolutionné la littérature à sa publication. Ils étudient, réfléchissent et se confrontent à leur propre vie. Ils vont au cinéma, voir des expositions, fouillent dans les archives. Absolument tout les nourrit, c’est un fait. Ce sont des tonneaux des Danaïdes qui puisent dans tout.
Kim Jones s’est inspiré de Jack Kerouac pour sa nouvelle collection masculine pour Dior, quand Chanel propose depuis des mois ses ‘Rendez-vous littéraires rue Cambon’… A l’heure où le gaming et les séries TV explosent dans la mode, n’y a-t-il pas un paradoxe ?
TT : Absolument pas. D’abord, ceux qui achètent ces marques n’ont pas 18 ans, mais entre 30 et 70 ans, et ont donc été éduqués avec les livres. Par ailleurs, c’est toujours une occasion de créer un lien entre la marque et le client, justifier le prix souvent excessif en apportant une expérience client unique un conférencier, un auteur, une pointure qui vous fera des explications de texte. Enfin, éduquer sa clientèle, dans le sens anglais du terme, est une opportunité de prouver l’excellence de la marque. Tout est marketing. Pas sûr que ce soit uniquement pour la beauté de l’art. N’oublions pas que la mode n’est pas un art. Elle est classée dans l’industrie. On peut s’en offusquer, mais Coco Chanel ne s’est jamais proclamée artiste. C’était une femme d’affaires qui comprenait fort bien sa génération et savait puiser autour d’elle les épiphénomènes indicateurs des tendances lourdes.
Vous êtes intervenant actuellement à MODART International et l’EIML Paris, pourquoi avoir choisi ces deux écoles pour donner des cours sur l’histoire de la mode ?
TT : Je pense que l’histoire de la mode est cruciale pour la culture générale des futurs DA et Marketeurs ou bien des Responsables communication. Nombreuses sont les écoles de mode qui ont décidé de supprimer ces cours, faute de moyen, où se focalisant uniquement sur le présent et le futur. Mais comment éviter les impairs ou comprendre la force de tel symbole si l’on ne possède pas la culture générale pour le comprendre ? MODART International m’offre la possibilité d’explorer selon un nombre d’heures suffisant des sujets certes historiques mais qui impactent la mode actuelle comme la question des individualités, la place de la femme et l’importance des minorités au cours du temps. L’histoire de la mode me permet d’offrir l’éveil aux étudiants sur des questions philosophiques et de développer leurs réponses face à des questions d’actualités au combien complexes.